EDITORIAL - LE PARI DE L’INTELLIGENCE Historiens & Géographes n°469 (Février 2025)

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Par Joëlle ALAZARD [1]

Alors que le monde tel que nous l’avons longtemps enseigné se détricote à une vitesse vertigineuse depuis l’élection de Donald Trump, reléguant le multilatéralisme et recomposant les alliances internationales, de fortes inquiétudes se manifestent dans nos rangs, comme dans nos classes. L’Europe sera-t-elle capable de réagir et de ne pas céder aux discours populistes les plus haineux ? Réussirons-nous à défendre la science, à parier sur l’éducation et la culture pour ne pas, à la suite des États-Unis, foncer vers le précipice ? Si toutes les cartes ne sont pas dans nos mains, nous ne pouvons cependant renoncer à défendre des valeurs humanistes dont nous sommes les héritiers, à construire une école plus juste qui améliore la cohésion sociale du pays.

Un contexte international anxiogène dans nos classes

Les professeurs d’histoire-géographie, habitués depuis de longues années à être des médiateurs essentiels des grands enjeux géopolitiques, se retrouvent une fois de plus en première ligne face aux évolutions particulièrement rapides des derniers mois. Dans un contexte où la scène mondiale se redessine à grande vitesse - la dérive autoritaire des États-Unis, leur alignement sur la Russie de Poutine, la montée des tensions en Europe, et les mutations des rapports de force internationaux - nous avons la responsabilité de fournir aux élèves des clés de lecture pour comprendre ces transformations. Notre rôle est plus crucial que jamais : au-delà des causes profondes de ces bouleversements que nous expliquons, comme un miroir inversé de 1989, nous continuons à développer l’esprit critique des élèves, qualité indispensable pour analyser les discours populistes et les manipulations politiques. Parce que nous transmettons un savoir fondé sur les faits et les sources, nous construisons des citoyens mieux armés, capables de décrypter l’actualité et de comprendre les dynamiques complexes qui façonnent notre monde, tout en rappelant l’importance de préserver les valeurs démocratiques face aux dérives autoritaires.
Dans toutes nos classes, nous constatons des inquiétudes profondes face au spectre d’une guerre, particulièrement en Europe, avec des élèves souvent perturbés par les évolutions géopolitiques menaçant la paix. En parallèle, la situation à Gaza a également exacerbé les divisions et la polarisation au sein des élèves, qui expriment des opinions parfois très tranchées, mettant parfois les enseignants les moins chevronnés en difficulté. Cette situation souligne un défi majeur pour les éducateurs que nous sommes : celui de préserver le dialogue et la réflexion critique dans un contexte aussi tendu que douloureux. Il est crucial, puisque ce n’est plus une évidence, de rappeler que le racisme et l’antisémitisme, comme toute forme de haine, ne seront jamais tolérés dans nos salles de classe. Malgré la multiplication des sujets sensibles, l’école doit rester un lieu où le respect, le dialogue et l’esprit de solidarité prévalent, afin de former des citoyens responsables et ouverts, capables de comprendre les enjeux globaux tout en rejetant toute forme de discrimination.
Il en va de même pour l’université, sanctuaire de la connaissance et du débat contradictoire : aucun désaccord ne peut justifier les menaces qui ont été proférées par des individus cagoulés contre un professeur de Lyon 2 spécialiste du Proche-Orient, Fabrice Balanche. Que le collègue ait eu à quitter l’amphithéâtre où il enseignait est intolérable ; nous espérons que les coupables ne resteront pas sans sanction et lui apportons notre soutien dans cette épreuve.

« Make Education Great Again ? »

Le délabrement de l’école publique américaine a-t-elle participé au retour de Donald Trump au pouvoir ? On m’objectera sans doute que celle-ci, en déshérence depuis de longues années, ne pouvait pas grand-chose face aux magnats du Silicon Circus, comme on pourrait me rappeler que l’Allemagne de Weimar avait un système scolaire parmi les plus avancés d’Europe quand la démocratie a vacillé. Il n’empêche qu’il nous appartient, chacun à notre échelle, de nous mobiliser pour éviter que ne se produise en France ce qui advient outre-Atlantique. Face aux vérités alternatives, face aux intimidations brutales et aux menaces les plus diverses qui pèsent sur l’Europe, face aux guerres hybrides déjà en cours, soyons unis et défendons haut et fort notre modèle démocratique. Dans ce monde chaque jour plus incertain, ne craignons pas d’assumer nos singularités historiques, notre attachement aux héritages de la Révolution française et aux droits pour lesquels de nombreux combats ont été menés. Pour éloigner la tentation autoritaire, convaincre sans asséner, continuons à montrer à nos élèves ce que la démocratie et la République nous ont apporté : assurément des libertés, une égalité qui, si elle n’est pas sociale, est au moins juridique, tandis que la fraternité doit continuer à nous guider… Travaillons, par ailleurs, à améliorer la cohésion sociale : aussi imparfait soit-il, notre régime sera toujours préférable à un pouvoir autoritaire prospérant sur la peur, l’intolérance et la division. Transmettre des valeurs humanistes à l’école demeure essentiel pour préserver la démocratie, forger des citoyens respectueux des droits humains, capables de défendre la liberté, d’exercer un jugement critique et de participer activement à la vie démocratique. C’est ainsi que l’éducation joue un rôle clé dans la sauvegarde des principes fondamentaux de la démocratie et dans la construction d’une société plus juste et plus équitable.

À l’heure où les défis s’accumulent, où nous voudrions que l’école constitue un rempart contre les idéologies autoritaires et populistes qui sapent la démocratie, donnons-nous également les moyens de continuer à former de solides enseignants, sans rogner sur la formation initiale et en redonnant des couleurs à la formation continue. Retrouvons-nous toujours plus nombreux lors de nos rendez-vous, qu’il s’agisse de nos ateliers, des rencontres du Café virtuel ou encore des journées de formation organisées par le bureau national ou par les différentes régionales : continuons à tisser des liens, à créer des solidarités, des synergies, à réfléchir collectivement à nos missions, nos pratiques, tout en renforçant nos acquis disciplinaires. La demi-journée d’étude sur la protection des droits et des libertés en France, organisée à l’Assemblée nationale le 7 décembre avec nos partenaires de Parlons démocratie, a constitué un temps fort pour tous les présents, tout comme la journée du 25 janvier consacrée à l’enfance en guerre (autour de l’exposition de la Contemporaine, à Nanterre). Le 8 février, nous étions en Sorbonne avec nos amis de l’IHMC pour une formation de belle intensité sur les Lumières (publication des actes à venir) avant d’enchaîner, le 15 mars, avec la grande journée d’étude « Quels livres pour quelle histoire ? », organisée dans l’auditorium des Archives nationales, en lien avec l’exposition « Illustrer l’histoire. L’épopée des manuels scolaires » dont l’auteur de ces lignes a la chance d’être commissaire scientifique. Quel que soit le thème et le lieu, tous nos évènements ont rencontré un franc succès, attirant un nombre croissant de collègues : espérons qu’il en soit de même pour notre journée consacrée au génocide des Arméniens qui se déroulera ce samedi 5 avril chez nos partenaires des Archives diplomatiques, à la Courneuve.

Si l’hiver a été marqué par de nombreuses journées d’étude et l’inauguration de l’exposition des Archives nationales, il a aussi été ponctué par les nombreuses rencontres organisées dans le cadre de nos opérations « Coup de pouce » pour l’agrégation interne et le CAPES interne d’histoire-géographie : à la préparation des écrits a succédé le temps de la préparation des oraux pour lesquels une vingtaine de collègues expérimentés, souvent passés par le jury ou formateurs en académie, se sont proposés pour faire passer de nombreuses colles. Nous avons également pu signaler, lors d’une audience au ministère en février, nos principaux sujets d’inquiétude ou points de vigilance [2]. Nous remercions les conseillers de la ministre dont l’écoute a été particulièrement attentive ; parmi les points abordés se trouvait la question de la labellisation des manuels, aujourd’hui abandonnée… ce dont nous nous félicitons, tant pour notre liberté pédagogique que pour les polémiques dispensables qu’un manuel labellisé par le gouvernement n’aurait pas manqué de susciter. Parviendrons-nous, en revanche, à obtenir que les nouveaux programmes de collège ne soient pas, comme lors de la dernière réforme, mis en application la même année ? Qu’en sera-t-il des allégements demandés par les collègues chargés des cours d’HGGSP, alors que les effectifs de la spécialité connaissent une érosion certaine ? Qu’on opte pour des thèmes tournants ou pour la suppression d’un thème, le quotidien des collègues et des élèves de terminale en serait considérablement facilité.

Passage de témoin

Nous avons appris, fin février, la mort d’Hubert Tison, ancien Secrétaire général de l’association, infatigable travailleur, discret et dévoué : ce fut une grande tristesse, particulièrement douloureuse pour tous ceux qui l’ont connu et ont travaillé à ses côtés. Conscients de ce que notre collègue défunt a apporté à l’APHG, de tous les combats menés, nous avons souhaité, avec Philippe Prudent, réunir au plus vite des textes d’hommage permettant de retracer les quatre décennies passées à servir les causes des professeurs d’histoire-géographie. Nous remercions tous ceux qui ont pris leur plume et qui nous ont permis d’honorer dignement sa mémoire, dès ce numéro.

L’hiver a aussi été marqué par un passage de témoin le 1er février dernier, lors du renouvellement du conseil de gestion dont sont issus les membres du bureau national de l’APHG. Je tiens à exprimer ma profonde gratitude à Christine Guimonnet, François Da Rocha Carneiro et Dalila Chalabi pour leur engagement et leur investissement au sein du Bureau national. Grâce à leur travail, leur passion et leur expertise, l’APHG a pu évoluer et se renforcer. Leur contribution à la défense et la promotion des disciplines historiques et géographiques a été précieuse – je pense notamment au dispositif « Fenêtres sur cours » dont les centaines de capsules ont été filmées et mises en ligne par François Da Rocha Carneiro qui a été, durant dix ans, Vice-Président de l’association - et a largement participé aux succès que nous avons rencontrés ces dernières années. Bien qu’ils aient quitté le Bureau national pour d’autres engagements ou fonctions au sein de l’APHG (la régionale de Versailles et l’Union des déportés d’Auschwitz pour Christine Guimonnet, la préparation des agoras de Montpellier pour Dalila Chalabi, par ailleurs co-pilote de notre atelier citoyenneté), je suis heureuse qu’ils continuent à nous accompagner en restant membres du Conseil de gestion, où leur expérience, leur soutien et leur amitié demeureront des atouts essentiels pour l’association. Par ailleurs, Christine Guimonnet conserve son rôle de porte-parole de notre association, défendant nos valeurs et la voix des historiens et géographes.
En parallèle, c’est avec un grand plaisir que je souhaite la bienvenue à nos nouveaux entrants, Cécile Chalmin, Ludovic Sot et Thibaut Poirot, respectivement élus en tant Secrétaire générale en charge de la revue, Secrétaire général adjoint et trésorier adjoint, alors qu’Elena Pavel demeure notre trésorière nationale. Leur expertise, leur dynamisme et leur engagement seront des atouts précieux pour faire avancer les projets de l’APHG dès les prochains mois. Je me réjouis de travailler avec eux pour relever les défis à venir.
Enfin, je tiens à remercier Philippe Prudent, désormais Vice-Président de l’association, pour les deux années passées à la tête de la revue, qui a connu une belle progression en termes d’abonnés. Merci également à Cécile Chalmin, notre nouvelle secrétaire générale en charge de la revue, pour les projets passionnants qui s’annoncent. Je suis convaincue que ce renouvellement au sein du Bureau national permettra à l’APHG de poursuivre son développement avec succès et de continuer à jouer un rôle central dans la vie des historiens et géographes de notre pays.
En vous souhaitant une bonne lecture de cette nouvelle livraison de notre belle revue, et en remerciant toutes celles et tous ceux qui y ont généreusement contribué,
Joëlle Alazard

Paris, le 3 avril 2025.

Sommaire en ligne du n° 469 de la revue Historiens & Géographes

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Notes

[1Présidente nationale de l’Association des professeurs d’histoire et de géographie – APHG, professeur d’histoire en khâgne au lycée Louis-le-Grand (Paris).

[2Merci aux nombreux collègues qui ont pris le temps de consulter notre document accessible sur la partie adhérents du site : https://www.aphg.fr/ecrire/?exec=article&id_article=5744